George VULTURESCU
Femme seule
Elle regarde les feuilles d'une forêt dans
la tasse de café. La forêt ensorcelée
l'attire, elle lui dévoile des sentiers
dans ses profondeurs. Le frémissement des arbres
est maintenant un tissu de soie qui couvre son corps.
Elle ne sait rien sur la gloire d'être
tellement seuls de sorte que l'on veuille
tout être.
La main tendue vers le verre semble
indiquer une entrée. La soif a fait une brèche
dans l'invisible
Nerfs de taverne avec ange
Une lettre obscure, secondaire
dans le vers à peine fini
apparut devant moi
secouant ma page comme une couche de glace:
„Je veux que tu m'emmènes à la Bibliothèque,
pour que je voie les livres de poèmes...”
Je suis allé à la Bibliothèque et j'ai mis
mes papiers avec le vers commencé sur ma table
habituelle. J'ai feuilleté des pages, je me suis
délecté les yeux de gravures et dechromolithographies,
je suis sorti fumer sur les marches, dans le vent,
j'ai bu un café et je suis rentré dans la salle.
„ Les bibliothèques sont un bordel , m'a dit
la lettre grincheuse. Les livres sont des auges misères
par où s'écoule la lavure d'un siècle vers
un autre siècle...”
Elle semblait trembler, les tripes de son minerai
de lettre obscure semblaient claquer, elle semblait
avoir froid et elle me demanda: „ Emmène-moi dans un bistrot ...”
J'ai demandé deux verres au bar du
coin: l'un, je l'ai posé devant moi,
l'autre sur la page avec le vers
à peine fini: „ Deux verres, c'est pour qui,
rit Annette, la serveuse, l'un, c'est pour moi ?”
Je n'ai pas pu lui répondre parce que Row, l'aveugle,
s'est approché de moi. Il s'est assis sans être invité,
comme d'habitude et, posant les mains sur mes pages,
il sirota lentement son verre:
„Il y a des poètes qui restent à côté des lettres obscures,
comme sous les branches de lauriers roses
à odeur trompeuse...”
Je ne sais pas quand Row s'en est allé mais
à un certain moment j'ai senti un brouillard gris
autour, et les lettres de mon vers s'élevaient
de la page comme un relent; l'Ange s'est assis
à la table toujours sans être invité.
„A quoi bon les lettres? Elles n'apportent
que le fiel de la mélancolie? Elles n'en sabotent
pas la cité, comme je l'ai déjà dit
par la bouche de Platon?”
L'Ange ne demande aucun verre, mais
lorsqu'il s'énerve il arrache mon poème
et l'enveloppe comme un rouleau
des murs du monastère de Voronet. J'ai chez lui
des dizaines, des centaines de poèmes.
„Un jour je t'appelerai pour que tu y poses ta signature”,
me jeta-t-il par-dessus l'épaule.
Version française: Letitia ILEA