LE MONAST ERE D'ARGECH
I .
Sur un bord joli,
Le Noir Prince s'en va
Avec ses dix amis:
Neuf grands travailleurs,
Maçons, batisseurs
Et Manoli encore
Qui est le meilleur.
Tous vont désigner
En route, en vallée,
Lieu de monastère
Et d'anniversaire.
Et comme ils allaient
Voilà qu'ils voyaient
Un pauvre pasteur,
En flûte chanteur.
Quand il le voyait,
Le Prince lui disait:
– Mon fier pasteur
En flûte chanteur !
D'une nordique côté
Tu t'es promené
Près d'Argèch en bas
Tu souvent t'en vas
Peut-être t'as vu
Par où t' es venu,
Un mur abandonné
Et inachevé,
Aupr ès d'une forêt
Et bien éclairé ?
–Mais oui, Prince, j'l'ai vu
Par où je suis venu
Un mur abandonné
Et inachevé.
Quand les chiens le voyaient
Vers lui s'élançaient
Aboyant ravagés
Hurlant comme d'un décés.
Comme il l'écoutait
Le Prince s'égayait,
Puis il parta
Vers le mur, tout droit
Avec neuf travailleurs,
Grands maçons, bâtisseurs,
Et Manoli encore,
De tous le meilleur.
– Mon mur, le voici !
Ici j'ai choisi
Lieu de monastère
Et d'anniversaire.
Donc vous, bâtisseurs,
Maçons, travailleurs,
Vite, vous efforcez,
L'ouvrage commencez,
Pour m'édifier
Ici remonter
Monastère dressé
Comme nulle part n'était,
Je vous donne milliards,
Je fais de vous boïards;
Autrement, après
Je vous bâtirai,
Bâtirai vivants
Même au fondements !
II.
Les maîtres pressaient,
Ficelles étendaient,
La place mésuraient,
Tranchées larges creusaient,
Toujours travaillaient,
Le mur bâtissaient.
Mais tout ce qu'ils faisaient
La nuit s'écroulait !
Deuxième jour aussi,
Troisième aussi,
Quatrième aussi,
Travaillaient sans profit !
Le Prince s'étonnait
Les admonestait,
Et puis s'assombrait
Et les menaçait
D' les mettre vivants
Même aux fondements !
Les grands travailleurs,
Maçons, bâtisseurs,
Tremblaient travaillant,
Travaillaient tramblant,
Longue jour d'été,
Jusqu'en soirée;
Manoli restait,
Pas plus travaillait,
Car il se couchait
Et un rêve rêvait,
Puis se réveillait
Et ainsi parlait:
- Neuf grands travailleurs,
Maçons, bâtisseurs !
Vous imaginez
Ce que j'ai rêvé ?
Un rumeur d'en haut
M'a dit aussitôt,
Que n'importe qu'on fera
La nuit s'écroulera
Jusqu'on va d écider
En mur maçonner
La première épousette,
La première sœurette,
Qui se fait voir matin,
A l'aube du jour, demain,
En apportant manger
Au frère, au marié.
Donc, si vous voulez,
Bien achever
Le Saint monastère
Pour anniversaire,
Il faut commencer
Tous, sur place, jurer,
De nous rallier ,
Soigner le secret ;
Et chaque épousette
Ou chaque sœrette,
Qui première vient
Demain, au petit matin,
Nous la immolons,
En mur bâtissons.
III.
Le jour se léva
Manéa se réveilla
Et puis il monta
La haie d'alentour,
La charpente, au mur,
Le champ regardait,
La route cherchait,
Mais qu'est-ce qu'il voyait ?
Hélas ! Qui venait ?
Sa bien-aimée,
Fleur de champ, de pré !
Elle se raprochait
Et lui apportait
Repas pour manger,
Vin pour s'abreuver.
Comme lui la voyait
Son cœur plus battait,
En genoux tombait,
En pleurant disait :
– Dieu, donne sur nous tous
Une pluie de mousse,
Pour faire des ruisseaux,
De couler à flots ,
Et les eaux gonfler
Mon épouse arrêter,
L'arrêter'en vallée
De sa voie retourner !
Le Seigneur s'endurait,
Sa prière écoutait,
Nuages ramassait,
Le ciel noircissait.
Et coulait brusquement
Une pluie bouillonnant
Qui fait des ruisseaux
Et gonfle les eaux.
Mais tant qu'elle tombait
Belle femme n'arrêtait,
Toujours elle venait
Et se raprochait.
Manéa la voyait,
Son cœur bien pleurait,
Il se prosternait
Encore suppliait :
– Souffle-un vent, Seigneur,
Sur la terre, encore,
Sapins dépouiller,
Sycomores plier,
Montagnes renverser,
En route retourner
En vallée l'emporter !
Seigneur s'endurait,
Sa prière écoutait
Et un vent soufflait
Sur la terre, tout près,
Sycomores plia,
Sapins dépouilla,
Montagnes renversa,
Mais sa femme, Ana,
Ne se retourna !
Elle toujours venait
En route chancelait,
Ensuite s'approchait,
Malheur, elle parvient
Faisant son chemin !
IV .
Les grands travailleurs,
Maçons, bâtisseurs,
Beaucoup s'égayaient,
Quand ils la voyaient ;
Manéa s'enrageait,
Sa femme caressait,
En bras la prenait,
Sur l'échelle la montait,
Sur mur la posait
Et blaguand, disait :
– T'arrêtes, mon aimée,
Pas t'épouvanter
Nous voulons blaguer
Et bien te murer !
Ana se persuadait
Et charmant riait.
Manéa soupirait
Et commençait
Le mur de murer,
Le rêve d'achever.
Le mur s'élevait
Et l ‘enveloppait
Jusqu'aux chevillettes,
Jusqu'aux petits mollets,
Pauvre qu'elle était !
Et toujours disait :
– Manoli, Manoli,
Mon maître Manoli !
Cesse ta tromperie,
C'est pas bon, chéri,
Manoli, Manoli,
Mon maître Manoli !
Mur mauvais m'embrasse
Mon tronc se casse !
Manoli taisait,
Toujours maçonnait,
Le mur s'élevait
Et l'enveloppait
Jusqu'aux chevillettes,
Jusqu'aux petits mollets,
Jusqu'à ses côtes, même,
Jusqu'à ses poitrines.
Malheur qu'elle était,
Car toujours pleurait
Et toujours disait :
– Manoli, Manoli,
Mon maître Manoli !
Mur mauvais me serre,
Mon sein pleure,
Mon bambin meure.
Manoli rageait,
Toujours travaillait,
Le mur s'élevait,
Et l'envelopper
Jusqu'à ses côtes même,
Jusqu'à ses poitrines,
Jusqu'aux lèvres jolies,
Jusqu'à ses yeux petits,
Car elle, oh, la, la !
On ne la voit pas,
Mais on l'écoutait,
En mur comme disait :
– Manoli, Manoli,
Mon maître Manoli !
Mur mauvais m'éteint,
Et ma vie s'éteind !
V .
Sur l'Argèch, en bas,
Sur beau rive, tout droit,
Le Prince Noir vient
Et il se prosterne
A cet monastère,
Bâtiment fier,
Un monastère haut
Pas plus comme un autre.
Le Prince le voyait
Beaucoup s'égayait
Et ainsi parlait :
– Vous, neuf travailleurs,
Maçons, bâtisseurs !
Dites-moi, à bon droit,
Soyez de bonne foi,
Avez-vous l'habileté
De m'exécuter
Autre monastère
Pour l'anniversaire,
Plus plein de lueur
Et plus bel encore ?
Les neuf travailleurs,
Maçons, bâtisseurs,
Sur charpente montés,
Sur le toit assayés,
Gais, ils se vantaient,
Puis, ils répondaient :
– Comme nous, travailleurs,
Grands maçons, bâtisseurs,
Un autre y a pas
Sur cette terre-là !
Sachez que nous pouvons
Toujours construirons
Autre monastère,
Pour anniversaire,
Plus plein de lueur,
Et plus bel encore !
Le Prince écoutait
Il réfléchissait
Et puis ordonnait
Charpante abîmer,
Echelles éloigner,
Et abandonner
Dix grands travailleurs,
Maçons, bâtisseurs,
Pour moisir là-bas
Sur charpente, sur toit .
Les maîtres pensaient
Et ils se faisaient
Des ailes volantes
En lattes arrangeantes,
Puis les étendaient,
Dans l'air ils sautaient,
Mais sur place tombaient.
Où ils s'arrêtaient,
Leur corps se fendait.
Le pauvre Manoli,
Grand maître Manoli,
Quand il essayait
De bien sauter,
Voilà, attendait
En mur comme sortait
Une voix étouffée,
Une voix bien aimée,
Lourdement gémissait :
– Manoli, Manoli,
Mon maître Manoli !
Mur mauvais m'étreint,
Ma vie s'éteind,
Mon petit sein pleure,
Mon bébé meurt !
Comme lui l'écoutait,
Manéa se perdait,
Ses yeux se couvraient,
Le monde s'altérait,
Nuages tournoyaient,
Et du toit éloigné
De ces charpantes abîmées,
Mort, pauvre-il tombait !
Et où il tombait
Qu'est-ce qu'il se faisait ?
Une douce fontaine,
En peu d'eau pleine ,
En eau bien salée,
En larmes mouilée !
(Cf. Poezii populare ale ro mânilor , adunate si îndreptate de Vasile Alecsandri , EPL, 1966, pag. 171-177)
En français: Coca SOROCEANU